81. Le poème anthropophage, comme tout art anthropophage, tient d’un arrangement provisoire : deux forces – enfin : deux ou plusieurs, enfin : au moins deux, vaillantes, vivantes – se font face, s’écoutent, se scrutent, se nourrissent l’une l’autre. Se nourrissent provisoirement l’une de l’autre. Prennent provisoirement appui l’une sur l’autre.
82. Le poème anthropophage : deux forces – ou plusieurs, au moins deux – deux forces à nu avancent l’une vers l’autre. Enfin : à nu : le plus à nu possible. Avec le moins de vernis possible. Deux forces le plus à nu possible avancent donc l’une vers l’autre. Deux forces à nu qui se parlent.
83. Dans la rencontre anthropophage : pas de lutte, pas de conflit, pas de querelle d’ego. Tant que nos forces vives se parent de vernis, de couleurs splendides, tant que nos forces vives s’oublient au profit des vernis, des formes et des couleurs : conflit, jalousie, querelles stériles, nom d’une pipe. C’est simple à comprendre.
84. Dans la rencontre anthropophage : ne chercher ni à anéantir, ni à occuper le devant de la scène. Oublier en somme le plaisir narcissique d’être devant. Laisser la place aux forces vives. De soi et des autres. La rencontre anthropophage est un laboratoire. Un essai provisoire de vie commune. Les performances collectives peuvent, parfois, être de tels laboratoires.
85. C’est la raison politique première du poème anthropophage.
86. La politique à l’oeuvre dans le poème anthropophage n’est ni une politique partisanes ni une politique d’opinions. La politique à l’oeuvre dans la rencontre anthropophage accorde autant d’importance à ce qu’il y a de vivant en soi – les forces vives qui, généralement, se laissent oublier, les forces vives qui font que nous respirons, remuons, agitons les bras et clignons les paupières, le petit train tout personnel des pensées -, qu’à ce qu’il y a de vivant ailleurs.
87. Tout cela – ce rapport de forces – croît de façon anarchique. Sans plan. Sans stratégie. Tout cela a lieu puis s’apaise. Puis recommence ailleurs. Autrement.
88. Tout cela veut dire qu’il n’y a pas de coeur. Pas de cellule centrale. Pas de moteur d’où tout émergerait. Pas de lieu de naissance d’où je tirerais ma force et ma raison d’être. Où je pourrais être authentiquement moi-même. Pas d’endroit dont il me suffirait d’enregistrer les soubresauts et les vibrations pour, enfin, produire quelque chose de vrai.
89. Le poème anthropophage est ainsi toujours social. Est un art collectif. Une façon concrète et pratique de vivre en communauté. Avec une communauté.
90. Le poème anthropophage ne peut se définir qu’au travers d’hypothèses et autres expériences. Le poème anthropophage est toujours expérimental. Il ne se répète pas. Il creuse un sillon. Il avance lentement et sans lumière dans la nuit. Le poème anthropophage est un feu qui s’alimente au fur et à mesure qu’il se fait. Le poème anthropophage n’est pas fait pour éradiquer les doutes et la nuit : le poème anthropophage est fait pour avancer dans la nuit. Avancer dans la nuit ne détruit pas la nuit. Avancer dans la nuit suppose et la lumière et la nuit. Lumière et nuit : le poème anthropophage invente allègrement et joyeusement les deux. Ne pourrait être sans les deux.