où l’on conclut provisoirement le feuilleton burroughs – épisode 11

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Les écrits de B, et plus largement encore ses diverses pratiques artistiques, sont un mix. Un mélange détonnant et étonnant entre modernité et traditions des plus anciennes. Retour sur WSB, l’homme WSB, artiste éminemment contemporain et curieusement auteur-sorcier. Quatre propositions sur l’homme, le WSB écrivain. Conclure ainsi provisoirement – ou définitivement – le feuilleton.

PROPOSITION n°1 : WSB est un artiste et un écrivain contemporain. Je veux dire : un artiste de son temps. Bien ancré dans son époque. Il use des moyens techniques et technologiques qui lui sont disponibles. Radios, disques, caméras, bandes magnétiques, CD. Ne rechigne pas à croiser les arts. Tâtant du cinéma, de l’art sonore, de l’art plastique, de la performance, de l’écriture. Exportant de l’un à l’autre ce qu’il apprend, ce que ses expériences pratiques lui font découvrir. Ne pas oublier que derrière ces multiples activités, il y a un but. Créer des objets « magiques », « efficaces ». Susceptibles de capter, d’un coup, notre attention. Susceptibles, aussi, de nous faire prendre la fuite. De quitter, un temps, les systèmes d’asservissement qui nous contrôlent. Le WSB écrivain n’a pas d’autre but que le WSB artiste contemporain. Il use des moyens de son époque. Cherche ainsi la façon la plus « efficace » de nous capter. À la lecture de ses livres, se télescopent alors diverses traditions. Celle, classique, de l’objet-livre. De la lecture qu’il impose. Page après page. Ligne après ligne. Cette lecture est pour le moins contrariée. Contredite par l’usage d’une autre tradition d’écriture. Celle, « chamanique », cherchant à « parler » directement à nos corps. Pour cette lecture, on peut ouvrir n’importe où l’objet-livre. Il n’y a ni début ni fin. Les textes sont un milieu dans lequel on pourrait piocher au hasard. Des échos se font à mesure qu’on pioche. Quelque chose naît à mesure qu’on pioche. Une impression globale. Une image floue qui se précise plus on pioche.

PROPOSITION n°2 : WSB est un écrivain de la variation. Ainsi, lire B, l’entendre lire, nous demande d’accepter de perdre nos repères. De nous laisser capter par une langue, une voix et un texte qui envoûtent pour peu que l’on accepte de se perdre. Les textes-objets sont faits de variations plutôt que de perpétuelles inventions formelles et narratives. Il en va des textes de B comme des chants des oiseaux. Comme du free jazz. D’abord, on n’entend qu’un brouhaha. Plus on écoute, plus on distingue des voix particulières. Plus on écoute encore, plus on entend combien ses voix se répondent. Se répartissent dans l’air et le temps selon d’infimes variations. On pourrait dire ceci : Comme les arts dans les cultures orales, l’art de B est un art de la variation. L’originalité n’est pas ici dans l’invention de formes et d’histoires nouvelles mais dans la capacité de faire réagir, à un moment donné, un auditoire donné. Pour ce faire, B n’hésite jamais. Ne lésine pas à provoquer ses lecteurs, ses spectateurs. B parle cru. B fait rire. B irrite. B inspire. B capte ainsi notre attention. Je pense ceci : les provocations de B, son côté people, sont des panneaux de signalisation. Des façons d’indiquer qu’on existe. D’attirer sur soi l’attention. À nous, ensuite, lecteurs, spectateurs, d’entendre. De distinguer les voix particulières. Les infimes variations généreusement dispersées dans le texte. À nous de voir, de distinguer ce qui se joue, au-delà ou à côté des panneaux de signalisation.

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PROPOSITION n°3 : L’écrivain WSB est un outil. Je pense ceci : Derrière tous les chromos, tous les bons mots, toutes les photos qui traînent de nos jours sur le net, toutes les péripéties d’une vie pour le moins chaotique, derrière le « mythe » B, il y a une oeuvre et une conception de l’écrivain. Il ne s’agit pas ici d’une pose. D’une posture. L’indéniable côté people de B est une posture. Pourtant, à sa table de travail, B ne pose pas. B écrit. Pense à ce qu’est écrire. Bien sûr, en devenant un « mythe », un « auteur-culte », le risque est grand, très grand, de recouvrir tout ce travail d’une chape épaisse de terre ou de béton. Bien sûr.

Mais l’oeuvre est là.

À portée de main.

Il suffit de l’ouvrir.

Personnellement, en l’ouvrant, me frappe ceci : le complet décalage qu’il y a entre l’image publique d’un B provocateur et people et ce qu’on trouve dans ses livres, ce qu’on voit dans ses films, ce qu’on lit et voit dans ses collages. Il est possible de lire, voir, entendre l’oeuvre de B sans rien connaître de sa vie. Dans son oeuvre, B se livre peu. Je veux dire : Ne parle pas, ou quasi pas, de son « petit gnêgnêtre », de ses déboires et autres petites affaires intimes et personnelles avec la vie. Lorsqu’il rapporte un fait biographique, un souvenir, une rencontre, c’est toujours pour le fondre dans un ensemble. L’« effacer », en quelque sorte. N’en faire qu’un des éléments, ni plus ni moins, d’un objet verbal hétérogène, constitué de multiples autres molécules.

Pour B, l’auteur n’est qu’un outil. Un ustensile permettant à quelque chose, un objet, de naître. Pour qu’un objet naisse, il faut que l’auteur s’efface. Se laisse pénétrer par la matière. Verbale. Sonore. Visuelle. Laisse la matière créer, en quelque sorte, sa propre forme, sa propre consistance. C’est en manipulant les mots et les images, en les coupant, les retirant de leur contexte d’origine, en les montant et remontant, puis découpant, remontant encore, que les matières verbales, sonores ou visuelles, dictent à l’auteur leurs formes et leurs consistances. Pour qu’un tel travail « de sorcier » fonctionne, soit, de temps en temps, « efficace », il faut, jusqu’à un certain point, que l’auteur s’oublie. Botte lui-même en touche son ego. Il faut que l’auteur accepte, jusqu’à un certain point, de n’être qu’un outil, un enregistreur, un sismographe, que sais-je encore.

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PROPOSITION n°4 : écrire est un « travail de sorcier ». Quelles conséquences peut-on tirer d’une conception de l’auteur où celui-ci ne serait qu’un outil, qu’un « enregistreur » ?. D’abord ceci : Si l’auteur est un outil, cela veut dire qu’il renonce, au bout du compte, au contrôle. Qu’il renonce, en tout cas, à être celui qui manoeuvre, celui qui dirige. Cela signifie que l’auteur accepte de perdre le contrôle. Refuse d’être l’instance qui dicte la loi. Puis ceci : Dès lors, qui dicte la loi ? Quelle instance, au bout du compte, dresse les plans, pense les stratégies ? L’auteur est traversé par quelque chose qui s’exprime grâce à lui et à travers lui. Dans la culture anglo-saxonne, il est habituel de voir sous notre monde solide, tangible, vérifiable et rationnel, d’autres mondes. D’autres réalités. Mondes qui, quelquefois, interfèrent avec le nôtre, pour le meilleur ou pour le pire. Mondes des esprits. Des fantômes. Des morts. Des forces telluriques et cosmiques. Que sais-je encore. Cette tradition est à l’oeuvre autant chez des poètes tels William Blake que dans le cinéma populaire américain, par exemple.

Il est difficile, pour nous, francophones, issus d’une culture autre que l’anglo-saxonne, de voir, dans ces films fantasques et fantastiques, autre chose qu’un divertissement.

Nous ne croyons ni aux tables tournantes, ni aux possessions, ni aux entités fantomatiques.

WSB est quant à lui un écrivain américain. Pétri de culture anglo-saxonne. À de nombreuses reprises, dans ses essais, B tente de nommer ce qui vient d’ailleurs. Des autres mondes. Ce qui traverse aussi l’écrivain. Ce qui s’exprime grâce à lui et à travers lui. Ça peut avoir plusieurs noms. On peut appeler cela des forces cosmiques. Des déités. Des forces telluriques. Des messages venant de l’espace intersidéral. Ou du pays des morts. Je pense ceci : le nom que l’on donne à cette chose importe peu. Importe plutôt ce que globalement ça souligne et pointe du doigt. Quelque chose fuit et échappe au contrôle. De l’imprévu surgit dans le monde. S’écoule et se répand par des failles. Des petits trous dans les solides coquilles et carapaces. L’écrivain, l’artiste, l’homme sans doute en général, dans toutes ses activités, est confronté à ces fuites. La question est : Que faire quand quelque chose échappe ? Faut-il en rajouter une couche ? Faire en sorte que rien ne fuie car l’important est que tout tienne, parfaitement huilé, dans une mécanique parfaitement rôdée ? Ou faut-il, au contraire, encourager la fuite ? Lui laisser la chance de créer sa propre forme ? Sa propre pensée ? Ses propres chants ?

Je pense ceci : Lire B, l’entendre lire, regarder ses oeuvres plastiques, écouter ses oeuvres sonores, c’est être renvoyé à ces ultimes questions. À cet ultime débat. Pas de réponse toute faite évidemment. Ici, chacun, chacune, se débattra comme il ou elle pourra.

où, couchées l’une sur l’autre, les hypothèses se fécondent – feuilleton burroughs – épisode 10

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Bien. Reprenons. Posons l’une sur l’autre nos hypothèses. Voyons comment l’hypothèse de la langue orale et l’hypothèse de l’écriture efficace se nourrissent l’une l’autre et se fécondent. Tirons ainsi quelques conclusions de ces pistes de lecture extensive. Revenons, pour ce faire, au cut-up. Aux romans de la trilogie. À leurs diverses éditions. D’abord poser un constat : le cut-up en lui-même ne suffit pas.

1. LE CUT-UP EN LUI-MÊME NE SUFFIT PAS

Le cut-up tel que décrit dans Oeuvre Croisée est une mécanique. Il vous fait travailler à la chaîne. Vous coupez puis assemblez au hasard des bribes, sans réellement vous préoccupez du résultat. Vous fiant au hasard et au petit bonheur pour que, shazam !, magiquement, une perle surgisse. L’avantage ? Pas besoin d’être inspiré pour écrire. Ni d’avoir une personnalité ou une sensibilité exceptionnelle. Encore moins d’avoir quelque chose à dire. Encore moins d’avoir le don. On peut dire ceci : Le cut-up n’est pas qu’un acte violent de destruction de codes écrits qui asservissent. D’un même geste, le cut-up désacralise l’auteur. Le renverse de son piédestal. En fait quelqu’un d’ordinaire. Un monsieur ou une dame comme tout le monde. On peut dire ceci : En désacralisant l’auteur, en en faisant, en somme, un travailleur manuel, le cut-up nous « libère » du poids d’une tradition faisant de l’écriture une affaire d’affects, de personnalité hors du commun, ou de prédisposition. Extrême démocratie du cut-up. Tout le monde peut couper et assembler. Le cut-up est à la portée de tous. Chacun peut ainsi devenir auteur. Être calife à la place du calife.

Oui mais.

Il y a ici comme une gène. La désagréable impression que cette admirable démocratie où chacun pourrait prendre la place de l’auteur est un leurre. Une façon de plus de réduire et de soumettre les individus. S’il désacralise l’auteur, le cut-up gomme aussi les singularités. Un cut-up valant autant qu’un autre. Un cut-up de Burroughs valant autant qu’un cut-up de Madame Baise, ma voisine, ou qu’un des miens. Les individus ne sont en fait que des rouages. Des pièces détachables, éminemment interchangeables. Des pièces qu’on remplace et qu’on jette à la poubelle dès qu’on n’en a plus d’utilité. Pièces d’un gigantesque puzzle. D’une mécanique froide. Sans émotions. Sans états d’âme.

Pire.

À réduire ainsi les auteurs et les individus, le risque est grand de n’en faire que des « facteurs » dont on pourrait d’ailleurs aisément se passer : Poussé à l’extrême, cette mécanisation de l’écriture produit des textes, émiettements de phrases, mots-molécules éparpillés au hasard sur la page. Or, pas besoin de « facteur humain » pour réaliser cela : Il existe sur le net des logiciels permettant de « jouer » au cut-up. Il suffit d’introduire du texte dans un programme, de cliquer sur le bouton adéquat et, shazam !, mécaniquement, un autre texte surgit, réassemblant au petit bonheur les mots et phrases introduits. Si l’on s’en tient à cet aspect mécanique, le cut-up n’est juste qu’un jeu iconoclaste, un brin provocateur, un brin potache, sans réel intérêt. Une machine monstrueuse. Une mécanique parfaitement huilée. Où chacun prend la place de l’autre. Une mécanique d’asservissement d’autant plus redoutable qu’elle se vante d’être exactement le contraire. D’être une machine libératrice ayant pour but de délier. Désentraver. De nous faire agir, en pleine liberté, à l’extérieur des nos territoires habituels. En dehors des limites que nous imposent une culture et une civilisation dont le but premier est de nous maintenir morts-vivants sous cloche.

Remarque 1 : Il y aurait toutefois un parallèle à faire. Toute une étude. Le cut-up et sa « mécanisation » des individus n’apparaît pas à n’importe quel époque. Le cut-up est mis au point durant les « 30 glorieuses », au temps de l’industrialisation « heureuse » et du début de la mécanisation à outrance des activités ouvrières. Hypothèse : Examiner de près le cut-up en tant que signe. Signal d’alarme ironique, émis pour nous avertir des risques, de la pente savonneuse qu’une culture toute entière est en train de prendre. Le cut-up et ses excès ne seraient-ils pas comme un écho de ce qui, à l’époque, est en train de se produire ? Changements économiques. Grands trusts supranationaux. Mondialisation à outrance renversant les lois des états au profit des lois nébuleuses et incontrôlées du grand capital. Le cut-up, dans ses excès, ne fonctionne-t-il pas d’ailleurs à la façon du grand capital ? N’en a-t-il les mêmes effets ? Puissance de destruction sous couvert d’actes et de comportements libératoires. Mécanisation des activités humaines. Travail mécanique au profit de la machinerie et de l’ingénierie. Etc.

Remarque 2 : Quoiqu’il en soit de cette hypothèse, il n’en demeure pas moins qu’elle souligne ceci : si le cut-up se veut « efficace », il ne peut agir seul. Seul, il n’est qu’une formidable puissance de destruction. Si l’on veut que le cut-up touche, soulève, émeuve, il faut agencer sa puissance de destruction à d’autres forces. D’autres manière de faire. D’autres pratiques d’écriture.

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2. LES RÉÉDITIONS DE LA TRILOGIE EXPÉRIMENTALE

Généralement, on situe l’élaboration et l’écriture de la trilogie entre le milieu des années 50 et le milieu des années 60. WSB partant ensuite ailleurs. Dans d’autres explorations. Plastiques et sonores. En fait, cela est faux. Il n’existe pas de coupure aussi nette. La trilogie ne s’achève pas une fois les livres publiés. On néglige souvent un fait de grande importance : Grosso modo, de 65 à 70, la trilogie connaît diverses rééditions et autant de réécritures. Il existe ainsi trois éditions de La Machine Molle, s’étalant de 61 à 68 ; trois éditions du Ticket qui Explosa, s’échelonnant de 62 à 69 ; mais une seule édition de Nova Express, en 64. D’édition en édition, les ajouts et les réécritures sont considérables. Tous visent à « clarifier » les textes les plus éclatés, les plus « illisibles ». Peut-être les plus « mécaniques » ? Ceux, en tout cas, qui nous mettent, nous, en tant que lecteurs, sur la touche. Réécritures visant donc à rendre la langue plus « efficace ». Digne des codex mayas. Apte à nous « parler » directement.

HYPOTHÈSE 1 : Tout se passe comme si à la puissance de destruction des cut-ups, B ajoutait d’autres couches. Agençait les cut-ups à d’autres forces. D’autres puissances. D’une part, celles issues de ses expérimentations plastiques et sonores. D’autre part, celles tirées des ressources de la langue orale. Langue « maya » et langue orale plus « directe ». Ménageant d’emblée un dialogue avec ses lecteurs et ses auditeurs. Cherchant à les capter « directement » par le corps. Par les sens. Les yeux et les oreilles. Durant la seconde moitié des années 60, les textes de B sont moins radicaux. Je veux dire : moins destructeurs. S’ils gardent l’effet « dynamite » des cut-ups, il y a soudainement en eux un « dynamisme ». Ils enchaînent les « images verbales ». Ils invectivent et interpellent le lecteur. Usent de slogans et de formules. Font des variations sur les mêmes scènes, les mêmes mots, les mêmes schémas narratifs, les mêmes structures grammaticales. Se donnent ainsi plus de chances de nous capter et de nous envoûter.

Remarque 1 : Comme déjà dit, il y aurait ici à étudier de plus près cette utilisation de traits propres à la langue orale, cette référence aux vieilles écritures et cette influence des médias contemporains dans l’écriture de B. Comme déjà dit, n’étant ni universitaire ni historien de l’art, je laisserai à d’autres le soin de mener ces études.

Remarque 2 : En français, nous avons du mal à mesurer cette « dynamique ». L’édition française de la trilogie est établie sur la seconde édition de La Machine Molle et du Ticket qui Explosa. Pas de trace des première et troisième éditions. Nous manque ainsi des éléments-clés dans notre compréhension de la trajectoire de B.

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HYPOTHÈSE 2 : Les cut-ups ont ceci de singulier : Si on applique mécaniquement leur technique, ce qui en résulte est nécessairement chaotique. C’est que les cut-ups sont des vents de tempête. Ils nous épuisent à mesure qu’ils croissent. Dès le milieu des années 60, BG suggère à B d’écrire des romans plus « traditionnels ». D’abandonner la littérature expérimentale. Au contraire, B s’obstine. Cependant, comme on vient de le voir, loin de se contenter de reproduire à l’infini une langue « mécanique », B agence ses découvertes à d’autres langues. En découlera, tout d’abord, la réécriture de la trilogie, à chaque fois plus « lisible », plus à même de « saisir » et émouvoir. En résulteront aussi l’écriture de scénarios, où il est nécessaire de porter une attention particulière au « devenir-image » des mots, et les romans du début des années 70. Bref, loin de signifier un abandon de l’expérimentation et un retour en arrière, le passage à la pratique d’une écriture plus « efficace » – scénarios, romans des années 70 – en serait plutôt le prolongement.

Remarque : Il est vain et artificiel, à mon sens, de découper l’aventure littéraire de B en périodes distinctes. Romans plus ou moins autobiographiques. Puis romans expérimentaux. Puis scénarios. Romans « sauvages ». Puis, enfin, dernière trilogie. Tout semble plutôt n’être que reprises. Prolongements. Glissements d’une écriture à l’autre. L’écriture de B semble sans cesse creuser. S’inventer de nouvelles limites. De nouveaux territoires. L’écriture de B est un mouvement sans fin, brassant sans cesse les mêmes décors, les mêmes personnages. Certains lecteurs lui trouvent, au final, peu d’imagination. Mais B n’est pas de ces auteurs qui cherchent à surprendre. À multiplier les effets. B a un principe : Mettre à mal les systèmes de contrôle et d’asservissement. B ne cherche pas à séduire. Et pourtant.

où le feuilleton Burroughs s’aventure chez les Mayas, dans les films et du côté des ondes sonores – épisode 9

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Dans les essais de WSB, recueils d’articles rédigés dans les années 70 pour le magazine Esquire, un mot assez inattendu revient à plusieurs reprises : « efficace ». Comparant 2 romanciers, B juge l’un plus « efficace » que l’autre. Ailleurs, B soutient que l’écriture maya, alliant dessins et syllabisme, serait plus « efficace » que la nôtre. Ailleurs encore, B prône le fait qu’une écriture se doit d’être « efficace »…

Mais qu’est-ce qu’une écriture « efficace » pour un écrivain dont, c’est le moins qu’on puisse dire, les romans sont difficiles d’accès ? De nos jours, on dit d’une écriture qu’elle est efficace si, d’emblée, elle emporte notre adhésion. Nous transporte, sans effort, illico presto, dans les méandres d’une fiction, dans le labyrinthe complexe de la psychologie d’un personnage. B entendait-il par « efficace » la même chose que nous ? La capacité d’une écriture à nous emporter ?

Pour répondre à ces questions, retour aux années d’études à l’université. Retour à Harvard.

1. LES CODEX MAYAS ET LES HIÉROGLYPHES ÉGYPTIENS

À Harvard, WSB s’intéresse de près aux écritures anciennes. Celle des Mayas, conservée dans les codex. Celle des anciens Égyptiens. Pour B, ces écritures sont des révélateurs. B constate sur lui-même les effets de ces écritures. Il suffit de regarder attentivement durant des heures les hiéroglyphes et les petits bonhommes grouillant dans les codex pour qu’ils nous « parlent ». Nous racontent des choses. Éveillent en nous, émotions, histoires ou pensées. Indépendamment de ce que ces écritures rapportent réellement, hiéroglyphes et dessins des codex nous « parlent ». Il n’en va évidemment pas de même de nos écritures. Nous pouvons tenter cette expérience absurde : Regarder ensemble durant des heures une page dactylographiée de notre écriture. Juste la regarder. Pas la lire. Mettons, pour nous simplifier la tâche, que cette page soit rédigée dans un alphabet que nous ignorons totalement. Mettons aussi qu’il s’agisse d’une page ordinaire. D’une page dont l’auteur, en aucun cas, ne s’est mis à jouer avec la typographie. Une page d’un roman tout ce qu’il y a de plus habituel par exemple. N’importe lequel fera l’affaire. Nous pouvons la regarder durant des heures, rien ne surgira. Aucun des signes présents sur la page, à moins d’avoir au moins fumé la moquette, n’éveillera, par lui-même, par sa graphie ou sa plastique, une émotion, une histoire ou une pensée.

Aux yeux de B, les hiéroglyphes et les codex mayas ont cet avantage certain d’échapper aux conditionnements linguistiques. Bien que rédigés en langue maya, les codex nous parlent, à nous qui ignorons sans doute tout de cette langue. Écritures « efficaces » nous parlant directement sans en passer par les mots.

Mêlant arts graphiques ou plastiques et usage de l’alphabet, ces écritures « autres » fournissent à B, si pas des « modèles », à tout le moins des pistes de travail et de réflexion. Des façons d’échapper à l’asservissement de la langue écrite. De s’en libérer, un peu.

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2. LA PRODUCTION PLASTIQUE DES ANNÉES 60

Durant toutes les années 60, WSB a produit dès lors des centaines de pages de collages, de cut-ups, réalisés en solo ou en coopération avec BG. Collages faits de photos et d’écriture. Collages, parfois, faits de grilles, de photos et d’écriture. Collages, parfois, imitant, jusque dans leur typographie, l’esthétique des magazines et des quotidiens. Ces collages sont des tentatives de penser et de produire des pages équivalentes aux feuilles des codex mayas. Pages d’écriture « efficaces » dont le but est de nous parler directement. D’induire en nous bribes d’histoires, slogans, rêveries, discours social ou politique. Pages « efficaces » visant à nous faire agir, à nous faire réagir, non pas selon des schémas de pensée inculqués par nos organes de contrôle, appareils d’état, religieux, policiers, etc., mais selon nos pulsions et impulsions. Pages « efficaces » visant à nous sortir de l’asservissement dans laquelle nous tient la langue écrite « ordinaire » et ses lois contraignantes. Il faudrait maintenant tenter cette expérience. Il faudrait maintenant regarder ces pages « efficaces », ces collages, durant des heures. Nous imprégner de ce qu’elles montrent. De ce qu’elles « disent ». Laisser monter en nous les images et les mots qu’elles induisent. Matérialiser ensuite ces images et ces mots. Juste les laisser sortir. Les exprimer sur papier ou sur écran d’ordinateur. Être bienveillant. Ne rien censurer. Ne pas chercher à comprendre la logique secrète de ce qui sort. En rester à la première étape. N’être juste, en tant qu’auteur, en tant que créateur, qu’une main. Qu’un outil par lequel passent des mots et des images. Être juste un enregistreur. Celui ou celle qui permet que quelque chose advienne. Se matérialise sur le papier ou sur l’écran de l’ordinateur. Mots ou images. Peu importe.

Tirons de cela une hypothèse : À partir des années 60, B expérimente non seulement dans l’écriture mais aussi dans les arts visuels et sonores. Dans les années 60, B s’intéresse de près au cinéma. Il écrit divers scénarios. Il co-réalise des films expérimentaux. Il enregistre et monte des bandes sonores. Le principe de base qui préside à son travail est celui du cut-up. Montage apparemment débridé, tant au niveau du son qu’au niveau de l’image. Télescopage d’images et de sons. On peut supposer que le but ici est le même que celui recherché dans les collages : Fabriquer des objets porteurs d’émotions, susceptibles d’induire quelque chose en nous, spectateurs ou auditeurs, émotions, bribes d’histoires ou fragments de pensée. Fabriquer des objets qui n’imposent rien. Et surtout pas une logique, un récit linéaire, un « personnage » dont on suivrait la trajectoire. Cependant, comme déjà dit, je pense ceci : Malgré ces expérimentations plastiques et sonores, je ne parviens pas à voir en B un artiste multi-média. Même si, à bien des égards, B est l’un des premiers artistes « touche-à-tout », l’un des « ancêtres » de nos artistes contemporains mêlant textes/arts plastiques/arts sonores, à mes yeux, B est et reste fondamentalement un écrivain. C-à-d quelqu’un occupé par la langue. Habité par elle. Se frottant à elle tous les jours. Je pense ceci : Ses expérimentations visuelles et sonores sont inspirées par son désir d’inciter la langue écrite à se débarrasser de son virus. De sa tendance à nous imposer les lois les plus diverses.

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En somme, je verrais ainsi ses incursions dans les arts visuels et sonores :

1) B partirait de l’écriture,

2) rencontrerait dans les arts sonores et visuels des moyens d’expérimenter des langages plus « efficaces », plus « vivants », car parlant directement à nos corps, par nos oreilles et par nos yeux, sans le détour par une culture asservissante, celle de l’écrit, puis,

3) retour à la langue écrite, à la pratique d’une écriture dans laquelle B tenterait d’injecter ce que son détour par les arts plastiques et sonores lui a permis d’entrevoir. Nécessité d’une langue « plastique » et sonore. D’une langue vivante, parlant directement à nos corps. D’une langue court-circuitant nos neurones. Nos asservissements, nos façons de penser en langue « morte », écrite.

Remarque : Il va de soi que la « trajectoire » décrite ci-dessus n’existe pas en tant que telle. Jamais B n’est passé chronologiquement d’un point 1 à un point 2 pour, ensuite, faire retour à un point 3 qui se situerait dans les parages du point 1. Il va de soi que c’est par commodité qu’on a ainsi présenté ces choses qui, plutôt, se sont produites simultanément et de façon, sans doute, intuitive, anarchique et chaotique.

où le feuilleton burroughs répond à une objection des lecteurs – épisode 7 – le cut !! encore et toujours !!

 

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Où l’on répond à l’objection de l’épisode 6. Où l’on pose les premiers jalons d’une approche autre de la lecture de B. Où l’on poursuit allègrement l’énumération des hypothèses sur ce que loupe une lecture restrictive des romans de B.

 

Hypothèse 4 : On pourrait voir en WSB un touche-à-tout. Il écrit. Essentiellement des romans. Parfois, ils relatent de façon déjantée des expériences personnelles. Comme Queer, roman homo, ou Le Festin Nu, roman de camé. Parfois, ils relèvent de la littérature expérimentale. Comme la trilogie des années 60. Parfois, ils jouent d’un genre, la science-fiction, le western. Parfois, B s’essaie au scénario de film. Comme dans Les derniers mots de Dutch Schultz ou Le Porte-Lame. Il publie également des essais, des articles, un journal, un livre sur les chats, un livre sur les rêves. Parallèlement à cette activité d’écrivain, B peint, B réalise des films expérimentaux, B fait de la poésie sonore, collabore avec divers artistes, essentiellement des musiciens, avec lesquels il réalise un disque de « rap », un disque de « rock », etc. On pourrait voir en WSB l’un des premiers artistes « transdisciplinaires », comme il en existe beaucoup de nos jours. Artistes passant allègrement des arts plastiques aux arts sonores, tout en produisant ci et là des romans, des essais, des poèmes. Artistes n’hésitant pas à coopérer avec d’autres artistes issus de domaines qui ne sont pas les leurs.

 

 

Je pense pourtant ceci : malgré cette transdisciplinarité, B est essentiellement un écrivain. C-à-d ( pour reprendre ses propres mots ) quelqu’un qui écrit. Une personne préoccupée par la langue. Orale ou écrite. C’est de là qu’il part. De cette préoccupation. Ce qu’il invente avec BG, les techniques d’écriture, il en retrouve l’écho, plus tard, dans les arts sonores et l’art vidéo. Dans le son et le visuel, on découpe, on monte. On fait se téléscoper des images et des sons. Dans les années 60 et 70, B transposera dans des courts métrages, des oeuvres plastiques ( collages ) et des bandes-sons ce qu’il a expérimenté dans l’écriture. Cut-ups sonores et visuels seront produits parfois en masse, comme en témoigne, à sa façon, Le Métro Blanc, conçu, à l’origine comme un livre reprenant des collages, dans une esthétique proche de celle des quotidiens de l’époque : écriture en colonnes, photos noir et blanc de piètre qualité, gros titres en lettres grasses et droites. En retour, côtoyer les mondes du son et de l’image permettra à B de réinventer sa pratique d’écriture. De repenser la langue. Le « montage » des scènes de ses romans. Je pense d’ailleurs ceci : Les Garçons Sauvages, Havre des Saints, puis, la seconde trilogie, doivent beaucoup à ces frictions avec l’image et le son. Il faudra y revenir.

 

( Consacrer au moins un bout d’épisode à ces retours de balancier. À ces façons qu’ont eu les arts visuels et sonores d’influer sur l’écriture de B. )

 

 

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En attendant, il nous faut vider une question. Revenir à l’objection de l’épisode 6. B est un écrivain. C-à-d quelqu’un qui écrit. Use de la langue écrite. Curieux écrivain dont le but est de se saper, par l’écriture, l’hégémonie de la langue écrite. Curieux écrivain dont le but paradoxal est de nous libérer de l’emprise des mots dans un curieux retournement de la langue contre elle-même ! On pourrait voir dans les cut-ups une espèce d’auto-destruction du langage, de mise à mort de nos repères. La langue semble y jouer contre elle-même. N’empêche : loin de détruire la langue écrite, de l’évacuer une bonne fois pour toutes, ce traitement pour le moins vigoureux produit des livres et de l’écrit. Oui, il y a comme une espèce d’auto-destruction dans les cut-ups mais il y a toujours de la langue écrite. Elle prolifère même. Langue de flux. D’énergies. De rencontres catastrophiques. De sauts et soubresauts. On pourrait renverser l’objection de l’épisode 6 en proposant d’explorer cette langue-là. D’en repérer l’origine. Les raisons pour lesquelles, un jour, une fois, WSB, un écrivain, a décidé de consacrer au moins une décennie de sa vie à la mettre au point. À créer, contre les appareils d’état et leurs machines d’asservissement, une autre machine. Machine de guerre contre machine d’état.

 

Émettre toutefois, avant de nous y mettre, une dernière hypothèse.

 

Hypothèse 5 : Une lecture restrictive des cut-ups, lecture essentiellement « esthétique », ne permet pas de comprendre la « trajectoire » de B. Les raisons pour lesquelles, plus tard, des années 70 aux années 90, il reviendra à une écriture d’apparence plus sage, notamment dans sa seconde trilogie. Paradoxalement, si l’on s’en tient à une lecture restrictive des cut-ups, on focalise notre attention sur une espèce de « geste inaugural », sacralisant une époque, faisant du cut-up un cliché, un slogan, un chromo de plus, auquel se résumerait B. Comme si le cut-up, geste spectaculaire et provocateur, certes, se suffisait à lui-même. Avait été un but en soi. Alors qu’il n’est qu’un des éléments d’une recherche intense, courant tous azimuts, touchant tous les domaines. Élément essentiel, bien sûr. De toute évidence, qui se souviendrait de B s’il n’y avait eu le cut-up ?

 

N’empêche.

 

Si l’on veut que le feuilleton se poursuive, il faut maintenant creuser. Comprendre un peu ce que sont ces langues étrangères qui naissent de cette pratique. Les appréhender. Un peu. Malgré leur caractère déceptif. Leur façon radicale de nous botter en touche. De nous mettre hors du jeu.

 

 

où, hop !, le feuilleton burroughs explore plus avant le cut-up – épisode 6 – du suspense !! de l’aventure !!

 

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Avant d’avancer d’autres manières d’accéder et de rentrer dans les romans de WSB, quelques hypothèses, cependant, sur notre première lecture, première approche des cut-ups. Première saisie pour le moins restrictive et négative. Dire d’où vient cette lecture et préciser ce qu’elle loupe.

 

Hypothèse 1 : Nous lisons en pilotage automatique. Dès que nous ouvrons un livre, un quotidien, un magazine, nous mettons en branle nos grilles de lecture, nos modes habituels d’appréhension, de captation. Nous vivons une époque où la plupart des livres littéraires que nous lirons seront des romans. Probablement des romans de genre. Dès lors, c’est automatique : Dès que nous ouvrons un livre, nos sens sont en éveil selon un mode particulier d’appréhension. Nous cherchons à retrouver dans les pages qui défilent ces points de repère qui nous permettront de capter, voir, suivre, sentir. Sans ces points de repère, nous sommes comme bottés en touche. Éjecter du livre. Comme si celui-ci était soudainement écrit en langue étrangère. Dans une langue dont on ne maîtriserait ni la grammaire ni le vocabulaire.

 

Hypothèse 2 : Se plonger dans un livre de B, c’est ouvrir un ouvrage écrit en langue étrangère. Et comment en serait-il autrement ? Si l’on croit que la langue écrite est un virus ; si l’on croit que, depuis des siècles, la langue écrite nous infecte et nous entrave, comment écrire encore si ce n’est en langue étrangère, en langue renversant nos codes et nos pilotes automatiques ? Il y aurait ici tout un travail à faire, toute une analyse visant à montrer comment les livres de B et les techniques de montages/démontages inventées par l’auteur renversent nos attentes usuelles de lecteurs. Les cut-ups sont de grands puzzles où tout se mélange. De grands chaos. La grammaire y est brisée. Les mots s’y enchaînent de façon inattendue. Les « personnages » ne sont plus que des forces agissantes. Paraissent totalement dépourvus de psychologie et d’intention. La temporalité des événements est impossible à suivre. Il n’est pas possible de savoir où nous sommes. À quelle époque. Dans quelle ville. Sur quelle planète. Par conséquent : Un livre de cut-ups – voire même n’importe quel livre de B – n’est pas un livre forcément à lire in extenso de la première à la dernière page, selon le déroulement de la pagination. Un livre de cut-ups peut s’ouvrir n’importe où. Être lu au hasard. Quelques pages par-ci. Quelques pages par-là. Abandonné durant des années. Puis repris. Réouvert au hasard. En fonction des intérêts du moment. Un livre de cut-ups n’est pas un appareil de captation. N’est pas une machine qui nous piège et nous tient en haleine comme un bon roman policier. Un livre de cut-ups nous dit : N’oubliez pas d’aller voir ailleurs. Sortez des livres. Retrouvez votre libre arbitre. Usez des livres comme bon vous semblera. Les livres sont des pièges. Surtout n’oubliez pas d’en sortir. En tout cas, ne vivez plus captés, vivez votre vie. Ces quelques réflexions sur le livre de cut-ups nous mènent à l’hypothèse 3.

 

 

AC1993.56.117

 

 

Hypothèse 3 : La manière restrictive de lire les cut-ups, de les voir, en somme, comme des textes « troués », criblés de « manques », rate pourtant l’essentiel. Se focalise trop, je pense, sur l’« esthétique ». Néglige, en tout cas, la portée « éthique » et « politique » d’une telle écriture. Néglige, en tout cas, le fait qu’en souhaitant libérer les mots, faire en sorte qu’à nouveau un chant soit possible, B, comme une espèce de Don Quichotte, s’attaquait en règle aux diverses machines d’asservissement ayant cours à nos époques. Machines d’état, institutions religieuses, systèmes d’enseignement, hégémonie de la langue écrite, etc. Ses livres expérimentaux, comme ses autres ouvrages d’ailleurs, regorgent de « routines », de petites histoires mettant en scène un groupe d’individus sur lequel subitement souffle un vent de liberté. Par exemple, dans Le Festin Nu, il y a un chapitre extrêmement drôle relatant l’évasion de l’asile d’une bande de fous. Il y a aussi, dans Le Porte-Lame, cette folie finale où deux groupes se rejoignent dans le hall d’une gare et littéralement explosent de joie. Il y a aussi, dans Apocalypse, un livre écrit en collaboration avec le street artist Keith Haring, dans une pétarade de couleurs, l’envahissement de la ville par une bande de grapheurs. Pas un livre de Burroughs (sauf bien sûr ses essais, livre de rêves, livre sur les chats, l’un ou l’autre scénario, etc.) qui ne porte pas en lui, quelque part, ce vent joyeux de la révolte, cette anarchie violente et ravageuse, véritable énergie, bien souvent sexuelle et sexuée, débordant de partout dans le monde. Cela est joyeux. Excessif. Et, surtout, excessivement drôle. Ces cavales dans le monde sont, personnellement, ce que j’aime lire chez B. Puis, face à ces groupuscules d’exaltés, il y a l’appareil d’état, les institutions, leurs systèmes répressifs et policiers.

 

Oui mais.

 

On pourrait objecter ceci : Si, pour lire B, il ne faut sans doute pas perdre de vue la portée « politique » et « éthique » de ses oeuvres, fallait-il pour autant en passer par une telle pulvérisation de tous nos repères esthétiques ? Le risque n’est-il pas grand de voir le livre, sitôt ouvert, sitôt fermé ? Effet « politique » nul ! Puissance libératoire nulle ! Ce serait tout de même singulier pour les livres de quelqu’un qui cherchait à nous « libérer » de nos emprises psychiques, psychologiques et langagières, de manquer à ce point l’un de ses buts, non ?

 

 

Oui.

 

Bien vu.

où l’on reprend le feuilleton w.s. burroughs – épisode 5 – le cut-up pour les nuls

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Reprise du feuilleton Burroughs après plusieurs mois d’abandon. D’écritures diverses et de lectures vagabondes. Retour sur le cut-up. Sa fabrication. Ses limites. Dans les prochains épisodes, on ébauchera une typologie de lectures possibles du cut-up… Épisode « pour les nuls », pour celles et ceux qui ne savent pas encore ce qu’est un cut-up…

 

Un cut-up, qu’est-ce que c’est ? Voici comment WSB et Brion Gysin nous le présentent :

 

  • La méthode est simple. Voici l’une des manières de procéder. Prenez une page. Cette page par exemple. Maintenant coupez-la en long et en large. Vous obtenez quatre fragments : 1 2 3 4… Maintenant réorganisez les fragments en plaçant le fragment quatre avec le fragment un, et le fragment 2 avec le fragment 3. Et vous obtenez une nouvelle page.

 

  • Prenez n’importe quel poète ou prosateur que vous aimez. La prose ou les poèmes que vous avez lus maintes et maintes fois (…) Recopiez les passages choisis. Remplissez une page d’extraits. Maintenant découpez la page. Vous obtenez un nouveau poème. Autant de poèmes que vous voulez.

 

Cette méthode est tirée d’Oeuvre Croisée.

 

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Voilà donc, basiquement, ce qu’est un cut-up : une page découpée en 4 et dont on intervertit les parties. WSB et BG insistent beaucoup : les poèmes et les mots lus maintes et maintes fois ont perdu toute signification et toute existence à force de répétition. En découpant les mots de Shakespeare ou de Rimbaud, en les remontant suivant la méthode cut-up, on entendra de nouveau leurs voix. En les remontant, on prendra, de plus, leur place. Prendre leur place. Devenir calife à la place du calife. Devenir écrivain à la place de l’écrivain. Poète à la place du poète. Extrême démocratie du cut-up, extrême démocratie d’une méthode iconoclaste :

 

  • Les cut-ups sont pour tous. N’importe qui peut faire des cut-ups. C’est une méthode expérimentale dans le sens où elle est une praxis. N’attendez plus pour écrire. Nul besoin d’en parler ou d’en discuter (…) Découpez les mots et voyez comme ils tombent (…) Découpez les mots de Rimbaud et vous êtes assurés d’avoir au moins de la bonne poésie à défaut d’une présence personnelle.

 

Du milieu des années 50 au milieu des années 60, WSB expérimentera. Découpera, mélangera puis remontera, bon nombre de pages. Des extraits de ses propres livres. Des « routines » déjà écrites mais non publiées. Des fragments de romans de science-fiction, de livres philosophiques, politiques, scientifiques, etc. Des articles divers. La machine molle, Le ticket qui explosa, Nova Express, première des deux trilogies de l’auteur, en sont issus. B y raffine ses outils d’écriture. Nous donne à lire des textes, « routines » d’écriture, sous forme de courts chapitres, où, a priori, tout fuit, tout échappe.

 

La première fois qu’on ouvre un livre de la trilogie, nos réactions de lecteurs sont diverses et simultanées. Cela nous attire et nous repousse. Cela peut être parfois extrêmement drôle. Cela est souvent illisible. Cela parfois nous accroche. Cela souvent ou parfois nous tombe des mains. Pour le moins, cela nous déstabilise. Nos façons de lire, d’appréhender un texte, patiemment mises en place et quasi à notre insu depuis bon nombre d’années, semblent ne plus avoir cours. Car, pour le moins, lire un livre de cut-up fait perdre les repères.

 

Cela peut alors sembler fou. Gratuit. Totalement extravagant. Cela nous conduit vite à refermer le livre. Affaire rangée.

 

Je pense pourtant ceci : Il existe plusieurs manières de « lire » un cut-up. L’une d’entre elle, restrictive, s’appuie sur nos habitudes de lecture. Je pense ceci : cette façon d’appréhender le cut-up en rate l’essentiel. Perd toute la rage et l’obstination de B à sortir des systèmes de contrôle. À fuir l’emprise du virus de la langue écrite. D’autres façons d’appréhender le cut-up existent. Cependant, elles nécessitent une certaine gymnastique. Une certaine souplesse. Elles nous demandent de sortir de nos habitudes, d’appréhender autrement la langue écrite.

 

Tout un programme… De quoi nous tenir en haleine durant plusieurs épisodes…

où l’on poursuit de plus belle le feuilleton « w s burroughs » – épisode (4) – « language is a virus » (suite et pas fin)

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Du milieu des années 50 au milieu des années 60, avec la complicité de Brion Gysin, WSB se forge des armes. Des outils d’écriture expérimentaux. Les plus célèbres sont le cut-up et le fold-in. D’autres – la permutation, l’épissage, etc. –, s’ils sont moins cités par les fans, servent pourtant tout aussi bien son intention : renverser le Verbe, lui faire perdre son hégémonie.

 

 

1. Trois citations en guise d’apéritif

 

Il conviendrait, bien sûr, de revenir en détail sur ce que sont ces outils. Comment ils fonctionnent. Cela nous prendrait du temps. Plus d’un épisode, je pense. Oeuvre croisée, le livre « théorique » que WSB et Gysin ont consacré à leur décennie de recherches, serait ici abondamment cité.

 

Juste, pour l’instant, en tirer trois extraits – les deux premiers sont signés BG, le troisième WSB – :

 

Si, en effet : Au commencement était le Verbe, la prochaine étape est donc : Effacez le Verbe.

 

Les poètes sont supposés libérer les mots – non pas les enchaîner dans des phrases. Qui a dit aux poètes qu’ils étaient supposés penser ? Les poètes sont faits pour chanter et pour faire chanter les mots.

 

Découper et réarranger une page de mots écrits introduit une nouvelle dimension dans l’écriture permettant à l’écrivain de placer les images dans une suite de variations cinématiques.

 

Deux citations fonctionnant à nouveau comme des phrases-chocs. Des slogans. Une troisième, plus pratique, indiquant les effets obtenus si l’on se met à user du fold-in, du cut-up et autres outils d’écriture.

 

Ces trois citations circonscrivent parfaitement le champ d’action des comparses. Il s’agit de s’attaquer de front au langage. Faire table rase. Il s’agit, grammaticalement parlant, de se débarrasser du virus de la langue écrite, d’évacuer les phrases, au profit des mots. Il s’agit en effet de libérer les mots. D’arrêter de penser tout fait. D’enchaîner les raisonnements prépensés. De rendre à nouveau possible les chants.

 

Paradoxe : cette libération, cette évacuation du Verbe, du virus de la langue écrite, a lieu dans un travail portant sur la langue écrite. Travail de métamorphoses, de découpages, de reprises, de textes préexistants. Issus du patrimoine littéraire – poèmes de Shakespeare ou de Rimbaud, par exemple –. De lettres, de notes et brouillons divers de WSB. De centaines de « routines », ces scènes que B n’arrêtera jamais d’écrire, qui n’avaient pu trouver leur place dans les livres précédents sa « trilogie expérimentale » – La machine molle, Le ticket qui explosa, Nova Express -. Paradoxe, donc – du moins en apparence – : effacer le Verbe, le virus de la langue écrite, revient à brasser des écrits. À en briser la logique propre. À les remonter sous forme de textes. De mots. De phrases écrites.

 

Bien.

 

Avant d’aller plus loin, j’aimerais ouvrir une parenthèse. Revenir une fois de plus à cette phrase-slogan répétée à tout-va, Language is a virus. Me demander une fois de plus de quoi elle parle. De quelle langue au juste. Petite plongée dans l’origine de notre conception occidentale de la langue. Petite parenthèse linguistique et historique qui permettra, je l’espère, de revenir, plus tard, par la bande, à WSB.

 

 

2. Une conception très occidentale de la langue

 

On pourrait se demander pourquoi l’essentiel des attaques de WSB et BG portent sur la langue écrite et non sur la langue en général. En quoi la langue écrite est-elle, en somme, « plus virale » que la langue en général. De quoi se libérerait-on, en somme, en attaquant de front la langue écrite plutôt que la langue en général.

 

Car, au travers de la langue écrite, à quoi s’attaque-t-on en fait ? Que cherche-t-on à bousculer ?

 

Notre conception de la langue, celle qui a souvent encore cours de nos jours, tire son origine de la Grèce Antique. Résumons à la grosse louche l’affaire. Pour les Grecs, la langue en général s’appuie sur deux pôles. D’un côté, et de façon essentielle, il y a les noms, la pure nomination : ceci est « une table », ceci est « un micro ». Ces noms ne sont pas une part du langage en tant que tels. Ils sont « juste » la condition nécessaire pour que du langage ait lieu. Il faut d’abord, en somme, connaître le nom des choses avant de parler. D’émettre des définitions, des hypothèses et des idées à propos de ces noms. D’un autre côté, il y a le discours, la mise en branle des noms par la grammaire, l’ordonnancement des propositions, des arguments et des phrases.

 

Ceci est valable pour la langue en général. Ceci ne s’applique pas à la langue écrite en particulier. Pour entrer dans la particularité de la langue écrite, il faudra introduire une distinction. Une différence claire entre la langue parlée et la langue écrite.

 

Dans L’interprétation, Aristote introduit une telle distinction. Nous parlons. Usons de la langue. Communiquons entre nous grâce à elle. Cela nous distingue des autres animaux. Non que cela nous rende supérieurs aux animaux, mais cela nous caractérise. Cependant, la langue écrite n’est pas la langue parlée. Ce qui est dans la voix est le signe des affections de l’âme et ce qui est écrit est le signe de ce qui est dans la voix, dit-il.

 

Il y aurait donc, d’abord, les « affections de l’âme ». Les remuements intimes. Les secousses. Les ondes intérieures. Puis, il y a parler. Le fait de parler. L’action de dire et d’énoncer. Les noms et les discours. Peu importe que nous les comprenions. Des humains peuvent parler en une langue étrangère qui nous est totalement inconnue. Nous reconnaîtrons, malgré tout, qu’il s’agit d’un langage. D’une langue intelligente. Intuitivement, nous entendons quelque chose dans les voix, les dialogues qui s’instaurent. Nous reconnaissons qu’il s’agit là d’être humains qui se parlent. Quelque chose de leur « âme » passe, malgré tout, dans la conversation. Quelque chose de présent dans les voix qui énoncent. Quelque chose dont les voix sont le signe. Puis, il y a la langue écrite. Elle-même signe de ce qui est dans la voix. Signe des « affections de l’âme » présentes dans la voix.

 

À première vue, on pourrait croire qu’il y a là comme une équivalence entre la langue parlée et la langue écrite. Pas du tout pourtant. À le lire de plus près, le texte d’Aristote instaure une subtile différence. Il dit : si ce qui est écrit – l’entièreté de ce qui est écrit – renvoie effectivement et totalement aux « affections de l’âme », l’entièreté de ce que dit la voix n’y renvoie pas. Il faut gratter la voix. Fouiller dans ce qu’elle dit pour y trouver la trace de cette chose, l’âme. Comme si l’écrit donnait un accès plus immédiat à ces « affections de l’âme ». Comme si la voix était toujours chargée de scories. Parasitée par on ne sait trop quoi.

 

L’écrit serait ainsi dans une plus grande proximité de l’essentiel. L’écrit ne permet-il pas, d’ailleurs, de perpétuer la voix ? Les paroles ? Ne permet-il pas de transmettre au-delà des aires et des époques ?

 

« Au commencement était le Verbe », donc. Oui mais le Verbe écrit, alors. Celui qui permet au mieux de transmettre l’essentiel. Celui qui se transmet de génération en génération. Celui qui fixe les lois. Les systèmes. Celui qui n’est pas volatil. Celui qui ne disparaît pas dans les airs.

 

C’est cela, ni plus ni moins, qu’attaquent en règle WSB et BG. Une conception de la langue très ancienne. Héritée de la Grèce Antique. Reprise par les pères de l’Église. Transmise depuis un petit paquet de siècles jusqu’à nos jours.

 

Bien.

 

Reprenons alors.

 

Tirons les conséquences de cette parenthèse pour notre feuilleton WSB (…)

(to be continued)

(générique de fin de l’épisode : Dead Souls by WSB, of course…)

où l’on revient sur « Language is a virus » : W S Burroughs, le feuilleton (épisode 3)

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Après avoir posé, dans l’épisode 2, comment et pourquoi « Language is a virus » est une phrase-slogan, retour donc sur cette affaire… « Language is a virus », donc… Oui mais, concrètement, ça veut dire quoi ?…

1. DES DIVERS SYSTÈMES DE CONTRÔLE

Il m’est impossible, personnellement, de lire les essais « théoriques » de Burroughs sans y voir l’écho d’une autre phrase, d’un autre slogan, autrement plus connu, autrement plus ancré dans nos cultures occidentales. Les Essais sont des recueils d’articles parus dans les années 70 et 80 dans le magazine « Esquire ». B y vitupère à plusieurs reprises, laisse vagabonder sa pensée autour d’un verset célèbre de la Bible : « Au commencement était le Verbe ». Comme souvent dans ses articles, B prend au pied de la lettre – ou fait semblant de prendre au pied de la lettre – cette « vérité ». Il n’agit pas autrement, par exemple, lorsqu’il présente les « voix fantômes », « paroles » présentes sur des bandes magnétiques vierges, n’ayant jamais été utilisées, n’ayant jamais servi de support à un quelconque enregistrement. Jamais B ne remet en cause la véracité pour le moins douteuse de ces faits : ces faits, comme les multiples autres « vérités scientifiques » sur lesquelles B prend appui, étayent ses dires, lui sont utiles à transmettre ses visions singulières sur le monde. Dans la même logique, prendre au pied de la lettre le premier verset de la Bible sert merveilleusement son propos.

Pour B, ce verset est le signe incontestable de notre conditionnement. De notre aliénation. Nos vies, nos vies humaines, sont prises au piège. Se débattent au milieu d’une légion de systèmes de contrôle. Épiés, jugés, jaugés, inspectés, nos corps, nos vies, nos paroles et nos pensées sont tout du long soumis, par exemple, à l’éducation, tant au sein de la famille qu’à l’école, aux systèmes religieux, étatiques, policiers, aux normes sociales, aux morales multiples. Le but inavoué de ces systèmes est de nous restreindre. De nous empêcher d’aller où nous irions, suivant nos désirs, nos intuitions. Où irions-nous, en effet, si nous suivions nos désirs ? Nos intuitions ? Aucune idée. Tout au plus pouvons-nous avancer qu’il y a peu de chance que nous irions là où nous préconisent d’aller ces systèmes de contrôle. Mais comment, par quel moyen, ces systèmes parviennent-ils à leurs fins ? Par quel subterfuge arrivent-ils à nous contrôler, à restreindre nos libertés, à nous empêcher de nous ébattre joyeusement dans le monde ?

2. DE LA LANGUE ÉCRITE COMME INSTRUMENT DE CONTRÔLE

De même que la pensée de B se nourrit de tout ce qui l’étaye – et lui permet de pousser plus avant son raisonnement –, de même sa théorie linguistique fait flèche de tout bois. N’importe quel article, fiable ou non, produit dans le champ de la connaissance lui est utile. Ainsi, la nature « virale » de la langue, B ne la tire pas de recherches linguistiques, fussent-elles les plus pointues ou les plus extravagantes, mais de quelques notions de biologie, relativement bien assimilées. Il existe autour de nous quantités de virus. Certains nous incommodent. Perturbent nos corps. Nous rendent malades. D’autres ont cette particularité singulière : ils se fondent si bien à l’organisme qu’ils infectent qu’il devient difficile, voire impossible, sans mener une étude rigoureuse, de distinguer le corps infecté et le virus. Tous deux semblent « naturellement » ne faire qu’un. Se confondent. Comme s’ils ne formaient plus qu’un seul organisme.

Ainsi en va-t-il du virus de la langue.

Un jour, au commencement, il y a eu le Verbe, donc. La langue. Et singulièrement, dans nos sociétés occidentales, la langue écrite. Le mot s’étalant sur la page. Pour B, la langue, et singulièrement la langue écrite, a été et est encore le moyen dont usent les systèmes de contrôle pour asservir, restreindre ce qu’il y a de plus vivant en nous. Ainsi, loin de n’être qu’un simple jeu grammatical et linguistique, loin de n’être qu’un simple système de communication, la langue est avant toute autre chose un instrument. Outil utile servant au vaste projet secret de tout système de contrôle : nous épier, contenir nos pulsions, nos envies réelles et singulières, nos désirs. La bonne maîtrise – ou la non-maîtrise – de la langue, son « bon usage » selon des règles qui nous sont extérieures, indiquent notre plus ou moins grande soumission aux normes imposées, le plus souvent à notre insu, par ces multiples systèmes de contrôle.

3. DE L’ENTREPRISE LITTÉRAIRE DE WSB

Je pense alors ceci : L’entreprise littéraire de WSB, ses expérimentations et inventions les plus radicales comme ses « retours » à des pratiques de langue plus « lisibles », plus « efficaces », peuvent se comprendre comme une lutte acharnée contre un réseau de règles et de comportements – souvent non-dits – qu’il convient de suivre si l’on veut « bien » fonctionner à l’intérieur d’une société humaine. Paroles et pensées dogmatiques. Paroles et pensées « bien-pensantes ». Paroles et pensées asservissant plus que libérant. Paroles et pensées réglant le moindre de nos gestes. Paroles et pensées ayant cours dans une société où chacun de ses membres « épie » les autres. Évalue la bonne conduite, les bonnes manières, bonnes moeurs de son voisinage.

Je pense encore ceci : L’entreprise littéraire de WSB, depuis la milieu des années 50 jusqu’au milieu des années 90, tourne autour de quelques simples questions. Est-il possible de développer une pratique de la langue écrite différente de celle en usage dans nos sociétés occidentales ? Est-il possible d’écrire, d’user de la langue, sans être « infecté » par elle ? Est-il possible d’écrire, d’user du même instrument de contrôle, de cette arme redoutable qui nous infecte tout en échappant à son contrôle ? Est-il dès lors possible de retourner cet instrument contre lui-même ? Est-il même possible de faire de la langue écrite une arme efficace contre les systèmes de contrôle ?

Les tentatives de B pour faire de la langue une arme « efficace » sont multiples. Il faudrait maintenant les passer en revue. En détailler le comment et le pourquoi.

Ce sera l’objectif du prochain épisode du passionnant feuilleton « WSB », mes petits pères…

où l’on poursuit le feuilleton « william s burroughs » : « language is a virus », donc (2)

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Avant d’entrer dans l’oeuvre de Burroughs, de dire tout le plaisir qu’il y a à en suivre l’un ou l’autre fil, une mise au point générale. Un retour, qui prendra le temps qu’il faudra, plusieurs épisodes si nécessaire, sur sa conception de la langue écrite… Essai de se débarrasser d’un autre type d’icônes, d’un autre type d’images, en somme…

 

Car il en va des bons mots de WSB comme des bons mots d’autres auteurs : à force de les faire circuler, ils fonctionnent comme des chromos. Des « icônes verbales ». Des « slogans ». Il y aurait lieu de s’interroger, bien sûr, sur le « devenir slogan » des bons mots de WSB. De relever leur nature paradoxale : toute l’entreprise verbale de WSB – du moins à partir du Festin Nu – peut être lue comme un immense « chantier », comme une immense lutte contre les langues, leurs manières bien à elles, parfois si discrètes, de nous asservir, de nous « conditionner ». De penser et de parler à notre place, en quelque sorte.

 

Un exemple ? D’accord.

 

Prenons un bon mot de WSB. Une phrase répétée à l’envi sur les sites et les revues consacrés à l’auteur : « Language is a virus ». Phrase pas complète d’ailleurs, mais peu importe. L’exactitude compte moins ici que les dérives, les rêveries suscitées par les livres et les enjeux périphériques de l’oeuvre de Burroughs.

 

Bref : « Language is a virus ».

 

« Language is a virus » ferait – et fait – un splendide slogan. On imaginerait bien cette phrase taguée à l’infini sur les murs de nos villes. Imprimée dans des typos hyper folles sur de superbes t-shirts. « Language is a virus » ferait même un excellent nom pour un site internet. C’est d’ailleurs le cas. « Language is a virus » est un site consacré à des « outils d’écriture », des « consignes » directement inspirées des techniques mises au point par WSB, ou se situant plus ou moins dans leurs parages immédiats.

 

Comme slogan, « Language is a virus » est efficace. Cette phrase cristallise parfaitement une pensée, en est comme la porte d’entrée. Elle est comme une promesse. Une invitation à entrer. À découvrir une façon singulière de concevoir et de percevoir la langue, qu’elle soit écrite, dessinée ou parlée.

 

A contrario, comme tout slogan, « Language is a virus » est aussi une clôture. Une phrase-choc. Définitive. Une phrase « prêt-à-penser » qui enferme. Il suffit de la répéter pour se parer de son aura. De sa charge « subversive ». De sa « provocation » décalée. Furieuse tendance, dès lors, comme tout « bon mot », comme toute « icône », à cacher l’oeuvre. À la faire disparaître. À nous dispenser d’aller la voir, d’aller la lire. De découvrir des textes dont ce slogan pourrait être une des clés. Une des manières d’entrer dans l’oeuvre.

 

Reprendre cette phrase, en briser la coquille, essayer de comprendre de quoi elle est peut-être le sésame sera le sujet du prochain épisode du feuilleton WSB, amigos !

 

D’ici là, belles journées à tous !

où l’on se dit qu’à force d’en faire un auteur-culte, eh bien, on ne lit plus – ou pas assez – william s burroughs (1)

burroughs

Tiens, des questions, comme ça, assez bêtes dans le fond : à la veille du centenaire de sa naissance, qui, de nos jours, lit encore William S. Burroughs ? Ses « routines », je veux dire ? Ses fictions ? Et surtout : Pourquoi ? Pourquoi le lit-on ? Et puis ces questions corollaires : Pourquoi lirait-on Burroughs ? Et : Que sait-on encore de ses livres ? Qu’en a-t-on retenu ?

Traînent, sur le net, des dizaines de photos de Burroughs. Des dizaines de films super 8 ou autres, où on le voit, par exemple, faire des moulinets de sa célèbre canne-épée. Il y a aussi des extraits de ses propres oeuvres cinématographiques et sonores. Un nombre impressionnant de sites présentant l’homme et son oeuvre. Des démonstrations de ses « techniques » d’écriture. Des citations à la pelle. Phrases plus ou moins définitives et toujours corrosives. Et puis, surtout, à l’approche du centenaires, des articles. Présentant l’homme, toujours. Son oeuvre, un peu. Et puis, il y a les réactions à ces articles. Si pas haineuses et tout cas extrêmement violentes, comme souvent sur le net. Des Monsieur Madame, qu’on imagine bien comme il faut, s’offusquant qu’on fête et célèbre cet homme-là. Que dis-je : Cet assassin-là. Cette atteinte au bon goût. Cet être sulfureux, obscène et pervers. Ce parasite. Cette pourriture. Ce déchet de l’humanité. Sur le net, on peut voir aussi, sur ArteTV, un documentaire datant de 2010. Se succèdent à l’écran les témoignages d’amis plus ou moins proches (James Grauerholtz, Anne Waldmann, Thurston Moore, Iggy Pop, etc.), des images d’archives où l’on voit Burroughs dans sa vie de tous les jours ou devisant avec Ginsberg. L’intention d’un tel documentaire ? Comme celle de toute entreprise télévisuelle qui se respecte, j’imagine : Nous présenter l’homme qui se cache derrière l’oeuvre. L’homme que l’oeuvre et ses entrelacs de mots planqueraient. Car quoi de plus universel que l’homme ? Quoi de plus intéressant, de plus accrocheur, que l’homme ? Ses frasques ? Ses traumas ?

Ce qui se dégage de tout cela, de ce rapide petit tour sur le net ? Un nombre incroyable d’anecdotes. De faits. D’événements. Le portrait d’un homme aussi, bien sûr. Dont la vie aura été à la fois provocante, sans concession, inventive, infatigable. Un homme un vrai, quoi. Comme on les aime à notre époque. Une espèce de héros ou d’anti-héros. Quelqu’un, en tout cas, sortant de l’ordinaire. Une icône. Un chromo. Une image d’Épinal. Un auteur-culte dont on connaît par coeur les postures. Dont on rabâche à n’en plus finir les bons mots. Les épisodes-clés de sa vie.

Curieux paradoxe dans ce « devenir icône » de Burroughs : À plusieurs reprises, dans ses essais ou lors d’entretiens, Burroughs rapporte qu’à Tanger, dans le quartier espagnol, il était surnommé « El hombre invisible ». Homme passe-partout à force d’être gris. Sans relief. Et de se fondre littéralement dans le décor. À force de chercher « l’homme derrière l’oeuvre », on a fini par découvrir quelque chose d’assez clinquant, ma foi. Suffisamment clinquant, en tout cas, pour, en retour, masquer l’oeuvre. La rendre invisible. Formidable tour de passe-passe. De haute voltige. Arriver à escamoter ainsi des livres qu’on jugeait dérangeants, obscènes, inconfortables, mettant à mal nos convictions, modes de pensée et d’appréhension du monde, faut le faire tout de même.

Pas plus tard que la semaine dernière, un ami me parlait de Burroughs. De ses livres. Tout comme moi, il a dans sa bibliothèque les « oeuvres-phares » du gaillard. Sa trilogie expérimentale. Les garçons sauvages. Les Cités de la Nuit Écarlate. Etc. Tout comme moi, il n’a pas lu le tiers du quart de ces livres. Résolution personnelle pour cette année : lire enfin les livres de Burroughs. Découvrir enfin « La obra invisible », les livres derrière l’homme. Noter au fur et à mesure et scrupuleusement le plaisir qu’il y a à se plonger dans les fictions de Burroughs. Si plaisir il y a, bien sûr. L’humour noir et ravageur est une bonne piste. Le plaisir qu’il y a à lire Les derniers mots de Dutch Schultz, en est une autre. Rendre compte peu à peu de cet inventaire dans ce blog est une autre de mes résolutions de l’année.